Les Gens d'à côté

Un film d'André Téchiné

10 juillet 20241h25Drame

ENTRETIEN AVEC ANDRÉ TÉCHINÉ

LES GENS D’À CÔTÉ s’ouvre par une manifestation policière. Alors que l’on parle souvent des violences policières, avez-vous hésité à tourner cette ouverture, audacieuse, et politiquement plutôt incorrecte ?

André Téchiné – C’est une manifestation de la police républicaine. Cette scène rappelle que ces manifestations ont eu lieu, je me suis inspiré de la réalité, du dispositif et des slogans, même si je les ai revisités et remis en scène. J’avais envie de filmer en ouverture cette part sensible, vulnérable de la police. Cette face cachée est liée à un dysfonctionnement de la profession dont on parle finalement assez peu. La scène de manifestation est d’ailleurs développée plus tard par une scène de réunion syndicale qui permet de rebondir vers la fiction et d’interroger les raisons du suicide de Slimane, le compagnon de Lucie (Isabelle Huppert). Les médias donnent l’image d’une police justicière et rageuse ; dans le film, la déléguée syndicale pointe la souffrance au travail de ses collègues.

https://ariane-drive.s3-eu-west-1.amazonaws.com/80c0c20003ffffff.png

Cette ouverture sociale et politique permet ensuite de basculer avec Lucie vers l’intime et le romanesque, votre marque de fabrique.

Je n'ai pas de marque de fabrique. C’est le domaine affectif qui m’intéresse avant tout. Mais la sphère citoyenne est également présente. Ce qui m’a particulièrement captivé ici, c’est le conflit entre ce qui est intime et ce qui est citoyen. Ce qui se joue pour Lucie, c’est l’articulation entre le métier et les affects. Mon souci était que ce soit le plus concret possible, au plus près des émotions. Le thème du voisinage peut sembler futile, superficiel, mais j’ai justement essayé de le creuser en profondeur avec les nouveaux venus, les voisins de Lucie, qui n’ont pas les mêmes croyances, les mêmes idées qu’elle. Ils n’ont pas le même âge. Ils forment une famille aux antipodes de Lucie, célibataire et sans enfant..

Lucie l’exprime à un moment, quand elle dit à son voisin, Yann (Nahuel Perez Biscayart) : “C’est vrai qu’on vit pas dans le même monde mais on pourrait peut-être essayer d’y parvenir.”

Oui, c’est le moment où Lucie révèle sa profession à Yann qui est un activiste. Là, radicalement, apparaît entre eux une opposition qui en fait potentiellement des ennemis irréconciliables. À partir de là, leur relation se déplace sur un terrain moral. Pour Lucie : vaut-il mieux défendre sa profession ou son amitié ? À un moment crucial du film, elle est amenée à faire ce choix. Et pour elle, c’est une expérience nouvelle, elle est plongée dans l’inconnu. Elle franchit la ligne, elle enfreint la loi. Est-ce que les affaires humaines se réduisent au Code Pénal ? C’est à elle de construire sa vérité. C’est un acte libre dans une ambiance clandestine et policière. Ce n’est pas rationnel. C’est une émotion.

Il y a en effet un arrière-plan policier, du suspense, mais globalement, le film frappe par sa simplicité, sa description du quotidien dans une zone pavillonnaire banale.

Comme d’habitude chez moi, ce sont les personnages qui génèrent l’intrigue. Et l’intrigue ici est très minimaliste. C’est un film policier mais je voulais éviter la brutalité et la surenchère spectaculaire liées souvent au genre. Il ne s’agit ici même pas d’un crime mais d’un délit. Mais c’est le fameux « vivre- ensemble » qui est au cœur de ce délit.

Avant que Lucie ne révèle son métier de policière à Yann, le film fait penser au genre espionnage, au film d’infiltration, car Lucie s’immisce dans la vie de famille de Yann sans que celui-ci ne sache qu’elle est policière.

Quand le beau-frère de Lucie, agent de la DGSE, lui propose d’espionner Yann, elle lui claque la porte au nez. Cela dit, on peut aussi penser qu’elle finira peut-être par se laisser convaincre. Mais je crois que c’est l’esprit d’aventure qui guide Lucie. La curiosité. Et puis la diversion aussi, le dégagement, un point de fuite. Peut-être aussi un goût du danger. Tous ces sentiments se mélangent très naturellement. Elle fait du braconnage. Elle franchit une frontière, la clôture de son jardin, et empiète sur quelque chose qui n’est pas à elle.

Vous avez pris soin d’éviter les clichés de représentation. Par exemple, on pense souvent que la police est raciste. Or, Lucie avait un compagnon noir.

Je ne voudrais pas qu’il y ait trop de social dans le film, ni de drame psychologique. Les apparitions du fantôme de son compagnon défunt introduisent du rêve et composent un patchwork qui correspond à ma façon d’appréhender les choses, en effaçant les intentions pour garder le mystère, un mystère où le rêve et la lucidité peuvent se rencontrer.

Au-delà de la touche onirique, vous rappelez qu’il y a aussi des Noirs dans la police, y compris dans le haut de la hiérarchie.

Oui, et en l’occurrence, deux Noirs, le compagnon disparu et le beau-frère de Lucie. Ce dernier est parfaitement intégré à la police alors que le compagnon de Lucie a mis fin à ses jours. Lucie, femme policière est placée entre ces deux pôles masculins, ces deux frères jumeaux, le rêveur et l’autoritaire. Et pour elle, l’appel d’air va se faire par l’expérience de l’Autre. C’est la famille d’à côté qui va l’aider à sortir du carcan du deuil et de l’autorité.

Du côté de Yann aussi, vous échappez aux clichés. Yann et son épouse Julia sont en désaccord sur le mode opératoire des Black Blocs. Ils ne font justement pas bloc sur ce point.

Julia (Hafsia Herzi) est une intellectuelle, elle est prof, c’est un « cahier de doléances » ambulant. C’est une femme forte. Elle n’a pas peur de dire « ce n’est pas Yann qui fait la loi à la maison ». Elle a le même idéal de justice sociale que Yann mais ne partage pas du tout les moyens qu’il a choisis pour y parvenir. Elle refuse clairement la violence, d’autant plus que cette violence compromet la vie de sa petite famille. Peut-être qu’elle va se séparer de Yann à cause de ça...

Ce film dit-il que l’amitié, les affects, permettent de dépasser les clivages politiques, les divergences dans la vie citoyenne ?

Ces personnages baignent dans un contexte politique de par leurs métiers ou leurs convictions, voire leurs engagements. C’est ça que je montre mais il n’y a pas de message. Simplement des questions. Je ne veux pas juger mes personnages. Lucie, Yann et Julia sont-ils réconciliables ? Le film répond oui mais c’est une expérience de cinéma, une utopie. Des croyances antagonistes sont peut-être faites pour rester conflictuelles, c’est le cadre de la démocratie, des oppositions. Cette fiction reste inachevée ... elle passe le relais aux spectateurs...

https://ariane-drive.s3-eu-west-1.amazonaws.com/f9f0e0e0eae4e0f0.png

Parfois, vous filmez Rose, la fillette de Julia et Yann en train de patiner et c’est très gracieux. Quel est le statut de ces scènes pour vous ?

Ce sont des scènes de vie quotidienne, comme la plupart des scènes de ce film. On voit la matière de la vie qu’ils mènent et leurs rêves aussi. En ce qui concerne Rose, elle rêve de devenir patineuse artistique. Ces scènes constituent aussi des échappées, des respirations, une façon de libérer le corps et de ne plus le soumettre à la pesanteur ambiante. On peut penser aussi à la scène où Yann se met à danser à la sortie du restaurant, après s’être débarrassé des armes dans la benne. Quant à Lucie, elle ne danse pas mais elle court beaucoup dans le crépuscule du soir ou du matin.

Vous avez tourné dans une de ces zones pavillonnaires indéfinissables entre ville et campagne. Lucie dit à Julia qu’il n’y a rien pour les jeunes dans cet endroit.

Ce sont des endroits périphériques, on ne sait plus trop où on est. C’est tout un tissu avec des centres commerciaux, des pavillons, des zones industrielles, tout ça s’interpénètre. C’est une vie pavillonnaire avec l’inévitable clôture qui définit l’espace de résidence. Le geste de la fiction était de faire se rencontrer Lucie et Julia puis Yann dans ce genre de zone où on ne se rencontre pas. Il m’a semblé que ces endroits ne sont pas tellement montrés au cinéma. Ils méritent qu’on s’y attarde, qu’on les fasse exister, et j’ai l’impression que ces espaces ni urbains ni campagnards contribuent à cloisonner les gens.

Après LES ÂMES SŒURS, c’est votre second film avec Georges Lechaptois à l’image. Quelles étaient vos options principales ? 

Tout simplement filmer ces espaces comme ils sont. Et puis filmer au plus près les émotions des acteurs, leurs gestes, leurs regards, leurs tremblements dans ces lieux à la fois étranges et familiers.

Comment s’est fait le casting du couple ?

J’ai pensé très tôt à Hafsia et Nahuel et j’ai écrit le scénario comme une partition en les ayant en tête. Pour le mode opératoire du Black Bloc, frêle et agile, avec le don d’ubiquité de se glisser partout, Nahuel me semblait physiquement correspondre. Et puis pour endosser ce personnage trash dans la tourmente, il a pris tous les risques. Parfois sale, parfois bouffon, parfois défoncé, il a relevé tous les défis d’un rôle dangereux. Pour Hafsia, j’avais vraiment envie de travailler avec elle. Elle a un don inouï pour l’improvisation, elle est quasiment co- autrice des dialogues, elle les change d’une prise à l’autre, elle invente tout le temps, elle a une imagination spontanée, un instinct très sûr.

Isabelle Huppert vous a-t-elle étonné, après tout ce temps depuis LES SŒURS BRONTË ?

Elle a une fermeté impressionnante dans le jeu, elle va droit à l’essentiel, et en même temps, elle garde toujours son opacité. On ne sait pas ce qu’elle a dans la tête. Elle tient debout et elle projette son ombre. Je ne sais pas comment elle fait pour avoir un jeu à la fois aussi précis et aussi mystérieux. J’aime sa relation avec la petite fille : Isabelle n’est pas du tout maternelle avec elle, elle est comme une grande sœur, et elle me donne le sentiment qu’elle a gardé le sens de l’enfance, ça lui donne beaucoup de fraîcheur.